CHAPITRE XVI

Une heure plus tard, Jim Hunt s’endormit quand même. Près de la voiture, son nouveau compagnon, l’homme à la cicatrice, montait la garde pour deux. Mais Jim, en dormant, se contractait un peu, encore sous l’effet de la tension nerveuse qu’il avait subie et dont il ne pouvait se libérer.

Jim rêvait et, dans son rêve, son nouveau camarade se trouvait avec lui ; tous deux fuyaient devant des chasseurs. Quelques-uns de ceux-ci portaient des Choses dans les bras, d’autres étaient des robots humains d’une pâleur mortelle, des fantômes qu’on aurait pu renverser d’une poussée, comme des quilles. Mais il en venait des milliers et des millions, à pas lents, avec une terrible persistance. Les deux fugitifs, semblait-il à Jim, réalisaient dans leur fuite des exploits herculéens, et ils portaient des objets qui les alourdissaient et qu’ils ne voulaient pas abandonner. Parfois, ils arrivaient à une place grise où ils paraissaient en sécurité et là, ils se mettaient en toute hâte à rassembler les éléments qu’ils portaient. Mais dès que l’objet qu’ils projetaient de fabriquer commençait à prendre forme, les silhouettes blêmes et titubantes des esclaves sortaient de l’obscurité et, les jambes traînantes, se rapprochaient.

Alors, dans le rêve de Jim, les deux fugitifs saisissaient leurs fardeaux et s’enfuyaient, car la lutte contre les hordes vidées de sang était impossible. En outre, il y avait les Choses qui se faisaient porter et dont les crocs minuscules, comme de petites lames de couteaux tranchants grinçaient. Les monstrueux vampires, assoiffés de sang, poussaient en avant leurs cohortes avec des cris muets de rage.

Jim, dans son rêve, sanglotait de fureur en fuyant.

Il se réveilla en sursaut, le front mouillé de sueur. On était au milieu de l’après-midi. Il n’y avait pas de soleil, de lourds nuages noirâtres couvraient le ciel. Son compagnon était en train de baisser la capote de la voiture, en prévision de la pluie qui menaçait. Il eut un geste de compréhension en voyant le regard anxieux, halluciné, que Jim lançait vers le bois.

— Vous vous êtes drôlement secoué pendant votre sommeil, dit-il, ironique. Moi aussi, je dors de cette façon, maintenant… Je crois que nous allons avoir un orage.

Les premières gouttes tombèrent tandis qu’il achevait de fixer le toit mobile de la voiture. Le bruit de la pluie sur les feuillages s’intensifia et devint un clapotement. Puis ce fut un véritable crépitement et le vent se mit à mugir à la cime des arbres. L’homme à la cicatrice s’était promptement réfugié dans la voiture.

— Cette pluie, dit-il en réfléchissant, effacera les traces laissées par les roues quand vous êtes entré ici, mais elle doublera la profondeur des sillons qu’elles feront au départ…

— Je pense que cela n’aura aucune importance, répondit Jim. Et il ajouta :

— Pour la deuxième fois, j’ai rêvé que je tenais la solution en ce qui concerne les Choses. C’était un appareil à fabriquer ; des éléments à rassembler. Je me suis occupé de ces questions de transmissions de pensée, voyez-vous, et c’est pour cette raison que la Sécurité m’avait expédié dans une prison pour ma vie entière. Chaque fois que je rêve, je cherche à obtenir une interférence avec les champs de pensée qu’émettent les Choses ; un phénomène qui neutraliserait ces champs. Dans mes rêves, je sais tout ce qu’il faut faire et je sais que ce serait efficace ; mais, quand je me réveille, je ne peux pas me rappeler de quoi il s’agit exactement…

— J’ai étudié les rapports qui peuvent exister entre les rêves et la réalité, expliqua l’autre, pensif. La plupart du temps, les visions du sommeil sont peu raisonnables. Une fois ou deux, cependant, elles ont été justes. En moyenne, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent ce sont de purs phantasmes quand on les examine à la lumière du jour…

Le compagnon de Jim était un certain Miles Brandon. Il avait dû se rendre dans le sud, dans la ville dominée par les Choses, pour affaires, et il avait découvert que quelques-uns de ses associés étaient anormalement pâles, exsangues en réalité. L’un d’eux avait invité Brandon à loger chez lui ; toute la famille était blême et montrait une étrange expression de calme. Après sa première nuit la maison, Brandon avait remarqué un brusque changement dans l’attitude de la famille, au déjeuner. Tous semblaient croire que Brandon était parfaitement au courant d’un fait dont il n’avait, lui, jamais entendu parler. Cela concernait un « Petit Ami » dont son hôte parlait avec respect. La situation avait pris une tournure étrange, car toute la famille avait regardé Brandon avec ébahissement lorsqu’il leur avait demandé de quoi ils parlaient. Néanmoins, Brandon avait montré une patience polie bien que, visiblement, ses hôtes attendaient qu’il fit quelque chose de remarquable avant de s’asseoir à table. Ce quelque chose se rapportait au Petit Ami. Mais lorsque, les yeux fixés sur lui, ils lui demandèrent plaintivement pourquoi il n’allait pas voir le Petit Ami, alors que celui-ci le désirait, il se mit en colère.

Or, peu après, un docteur arriva, pâle et exsangue comme son hôte, avec la même étrange expression de calme. Il avait été appelé, disait-il, pour soigner Brandon. Celui-ci, de plus en plus furieux avait pris congé. Son hôte avait essayé de le retenir et le docteur avait insisté pour lui faire une piqûre, mais Brandon avait refusé. Cela paraissait être de la folie.

Après avoir déjeuné au restaurant, Brandon s’était fait inscrire dans un hôtel.

Ce matin-là, à son premier rendez-vous d’affaires de la journée, tandis qu’il cherchait encore avec colère les raisons du comportement de son hôte, un homme vêtu d’une blouse blanche était entré dans le bureau où il se trouvait. Accompagné de quatre policiers, l’homme en blanc avait essayé de persuader Brandon de les accompagner pour aller voir un autre docteur. C’était ridicule. Emporté par sa colère, Brandon avait bel et bien assommé l’homme à la blouse blanche. Alors, les policiers l’avaient maîtrisé… et Brandon s’était réveillé dans une camisole de force. Il se trouvait dans le service psychiatrique d’un hôpital local et il était l’objet d’une grande curiosité. Médecins et infirmières le regardaient avec sympathie ; il y avait autour de lui une atmosphère extraordinaire de contentement.

Brandon nota par la suite que les uns et les autres paraissaient à certains moments pâles, mais à peu près normaux, et à d’autres moments, livides, complètement apathiques et dans un état de faiblesse incroyable. Et ils lui posaient des questions qui n’avaient pas de sens. Ils lui imposaient des tests ridicules. Finalement, ils le firent passer aux rayons X de la tête aux pieds.

Ce fut le point décisif de l’histoire. Des années auparavant, Brandon avait eu, à la suite d’un accident d’automobile, une fracture du crâne. On avait dû le trépaner. Les rayons X décelèrent la plaque de métal soudée aux os de la boîte crânienne à la suite de la trépanation, et les docteurs parurent satisfaits. Ils dirent au patient qu’ils allaient l’opérer pour remplacer le métal par du plastic. Alors…

Ils étaient très bienveillants envers Brandon et ils sympathisaient avec lui ; ils lui expliquèrent pourquoi ils voulaient le rendre normal comme eux : les Petits Amis désiraient faire participer tout le monde au bonheur qu’ils apportaient. Toutefois, comme les gens qui ne ressentaient pas ce bonheur ne pouvaient le comprendre, on ne permettait aux gens de connaître le secret des Petits Amis que lorsqu’ils pouvaient partager cette félicité.

Miles Brandon, lui, avait été mis au courant alors que cette étrange plaque de métal de sa tête l’empêchait – du moins on le supposait – de participer au bonheur général. Quand une plaque de plastic aurait été substituée au métal, il serait très, très content. En attendant, bien entendu, on l’avait déclaré fou, pour qu’il ne pût parler inconsidérément des Petits Amis qui désiraient le rendre heureux.

Il y eut une période où, dans cette camisole de force, Miles Brandon avait douté de sa raison, comme Jim avait douté de la sienne. Mais il en était arrivé à la conclusion saine et énergique que, s’il était fou, il préférait le rester.

Son évasion fut une question de chance, mais elle fut parfaitement réussie. Il était en fuite depuis huit jours et se trouvait à moitié mort de faim, et près du désespoir, quand il était tombé sur une voiture qu’il croyait abandonnée – sans doute une voiture volée. Il comptait maintenant sur elle pour rentrer chez lui où, certainement, il ne serait pas question de le prendre pour un fou. Il était un citoyen bien connu dans la ville, il appartenait à toutes les sociétés locales – que ce fût le Club Régional ou les autres. Il dépenserait jusqu’à son dernier sou pour combattre ces…

Jim Hunt, tout en écoutant le récit de Brandon, continuait à penser à son rêve : on pouvait, en s’y prenant d’une certaine façon, empêcher la domination des Choses de s’étendre, et la faire cesser là où elle existait. Il y avait une solution. Le tout c’était de la trouver… La pluie tambourinait sur la forêt, de grosses gouttes tombaient des branches en surplomb sur le toit de la voiture. Déjà, l’humidité saturait l’air et le sol spongieux ; de petits filets d’eau sinueux coulaient çà et là sous les arbres. Le bruit de la pluie dominait même celui de la circulation sur la route. Parfois, seulement, on percevait la plainte des pneus des camions sur le pavé mouillé.

Brandon grommela :

— Je ferais volontiers un sort à une couple de steaks bien épais avec un monceau de purée de pommes de terre et toute la garniture ! Mais nous sommes à cent cinquante milles de chez moi ! Quand nous y serons… Je ne dormirai cependant pas avant d’avoir entrepris une action contre ces Choses ! Je connais des gens de la Sécurité ! Je tirerai des ficelles…

Il y eut un déclic dans l’esprit de Jim.

— Je me demande, dit-il doucement, ce que pense votre famille. Vous êtes parti pour vos affaires, il y a onze jours. Elle n’a pas entendu parler de vous. Sûrement, elle a dû s’informer ?

— C’est certain ! fit Brandon avec rancune. Et on lui a sans doute raconté que j’avais perdu la raison. Les médecins m’avaient prévenu, lors de mon accident, que je devais éviter les chocs sur la tête. On aura dit chez moi que la plaque s’est déformée et qu’il fallait me débarrasser de la pression qui s’exerce sur mon cerveau. Mais quand j’arriverai à la maison…

— Je n’en suis pas sûr, murmura Jim. L’histoire qu’on leur a racontée est assez plausible. Ce danger que représenterait pour vous un choc sur la tête existe réellement. Si on leur a raconté que vous vous êtes évadé en état de démence et que vous errez en liberté, vos parents s’inquiéteront beaucoup. Mais supposons que vous apparaissiez soudain et, que vous expliquiez, indigné, que les médecins voulaient vous opérer pour faire de vous l’esclave des Petits Amis, le serviteur dévoué de petites créatures non humaines cachées dans les caves et les mansardes, et qui veulent régir toute l’humanité ? Que pensera-t-elle de tout cela, votre famille ?

— Mais c’est la vérité ! nom de nom ! riposta Brandon, furieux. Et vous me servirez de témoin, vous confirmerez mes dires !

— Certes ! acquiesça Jim avec calme. Mais n’oubliez pas que je suis catalogué sous le titre de maniaque homicide ; j’ai à mon actif au moins un meurtre. En outre, on trouvera bizarre que je veuille porter sur la tête un casque de fil de fer. Votre famille croira-t-elle à votre histoire insolite ? Et que vaudra mon témoignage en regard des déclarations plausibles de très célèbres médecins qui expliqueront qu’il y a une fêlure dans la plaque de votre crâne ?

Brandon grinça des dents. C’était un de ces hommes pleins de confiance en eux-mêmes et qui ont conscience de leur importance sociale. Mais ce n’était pas la stupidité qui lui avait permis de réussir dans la vie ; il était très intelligent et il comprit. Il se mit à marmonner, anxieux et déçu. Puis il dit soudain :

— Il y a cette Chose encagée dans le coffre de la voiture ! C’est tout de même une preuve, non ?

— C’est vrai, admit Jim. Et le premier geste de n’importe quel savant sera de sortir le monstre de la cage pour l’examiner. Or, la Chose se mettra instantanément en contact avec ses congénères ; elles uniront leurs esprits pour assurer leur défense commune. Il n’y a pas de distance limite à la pensée, songez-y !… Que se passera-t-il alors ?

Brandon imagina ce qui se passerait. Jim lui avait raconté tout ce qu’il savait sur les Choses et Brandon en avait appris suffisamment pour comprendre ce qu’impliquait la dernière question de Jim. Il grommela :

— Que diable pouvons-nous faire ?

— J’ai une idée, commença Jim lentement… Il faut à tout prix que nous obtenions du matériel électrique. Nous devrons acheter des appareils, des outils et du matériel… Par ailleurs, nous avons besoin tous les deux de vêtements et de nourriture. Il nous faut donc de l’argent. Mais comment s’en procurer sans risquer notre liberté ?… Je crois qu’il n’y a qu’un moyen…